Stephen Mayes, le responsable de l’agence VII à New York, l’une des plus exigeantes aujourd’hui, appelle les photographes à casser les codes du photojournalisme figé dans l’horreur. « Les représentations de la guerre s’enferment dans des stéréotypes. Certains codes visuels reviennent régulièrement. Ils nous montrent ce que nous savons déjà, au lieu de tenter d’ouvrir de nouveaux horizons », dit-il en dénonçant l’uniformisation des images. Il suggère aux photojournalistes de raconter d’autres histoires, plus proches de la vie quotidienne ou du monde économique.
Ce conseil salutaire ne s’adresse pas uniquement aux
photographes. Il faudrait qu’il soit aussi entendu par ceux
qui financent leurs reportages, notamment la presse. Les
photoreporters anticipent la demande des journaux ou
des festivals, voire des sponsors, qui privilégient les sujets
sociaux, de préférence dramatiques.
Certains jours, la rédaction de 6Mois a l’impression
de découvrir un seul et même reportage dupliqué à
l’infini, chaque photographe reproduisant peu ou prou
le même sujet : les Roms, les migrants, les prisons, les
SDF, les mineurs, les réfugiés, les femmes battues et les
malades. Pourquoi une telle concentration de reportages
sur la même petite dizaine de sujets, avec d’infinies
variations géographiques (mines d’Afrique du Sud, mines
d’Indonésie, mine d’Ukraine, etc.) mais toujours le même
regard qui surplombe et traque l’émotion ?
Ces sujets suscitent d’emblée la compassion. Ils sont
suggestifs mais l’effroi qu’ils provoquent nous met à
distance. Surtout, ils ne nous disent pas tout du réel et
du monde tel qu’il va. Tant de sujets restent encore
à défricher, à raconter, à sortir de l’ombre !
Le photojournaliste peut raconter autrement et autre
chose s’il se décale, s’il ose sortir des sentiers battus et si
les journaux lui offrent un espace.
Parmi les récits les plus forts publiés dans 6Mois,
plusieurs ont été consacrés à des hommes ou des femmes
de la rue d’à côté, suivis pendant des mois, des années,
par un photographe engagé dans un travail à long terme.
Quels lecteurs ont oublié l’histoire de Julie la junkie
perdue qui se bat pour garder sa famille, celle de Scott
le vétéran d’Irak ou celle des compagnons du devoir
allemands ?
Le dossier du numéro que vous tenez entre les mains est
une bonne illustration de la manière dont il est possible
d’aller au-delà des clichés. Le monde des gangs, des camps
paramilitaires et des skins se prêtait en effet aux images
sanglantes et spectaculaires. C’est en allant plus loin,
dans l’intimité des êtres, chez eux ou dans leurs moments
d’abandon, qu’une autre vérité a surgi sous l’objectif des
photographes : elle est la vie même, troublante et ambiguë
et donc plus vraie.
A côté de cette fureur de vivre de jeunes desperados, il
existe aussi des chasseurs dans le grand Nord, des petites
mères adolescentes à Naples, des êtres un peu à l’ouest
ou simplement rêveurs qui se voudraient immortels, des
afro-cosmonautes, des petites vieilles dans leur datcha qui
récoltent les groseilles... A leur manière, ces hommes et
ces femmes incarnent également notre XXIe siècle.
Laurent Beccaria, Patrick de Saint-Exupéry, Marie-Pierre Subtil